Ça y est. Roissy-Charles de Gaulle. Derrière les grandes baies vitrées, la pluie s'abat sur le boeing KLM fraîchement atterri, qui laisse s'épancher l'averse le long de son fuselage immobile, indifférent à tous les climats traversés.
Des mots français annoncent départs et retards, premiers pesants renouements avec le pays pour Manuel, qui vient de récupérer son sac à dos, que ces instructions qui ne lui sont pas destinées.
Dans la grisaille anguleuse de l'infrastructure résonne la circulation confuse d'un méli-mélo de migrations plus ou moins pressées, le remuement de sacs et de valises, le roulis des chariots à bagages, le bourdonnement polyglotte où perce parfois quelque rire ou mystérieuse interjection.
Lui se dirige lentement vers la sortie, par la ronde métallique du long tapis roulant puis des escalators, en direction de la station de RER.
Le wagon se remplit peu à peu de voyageurs, chinois, américains, stewards, hôtesses, puis au fil des stations écoliers, travailleurs, chômeurs, étudiants, et la langue française reprend peu à peu ses droits, ses nuances, et sa terne familiarité.
Il y a deux mois, Manuel faisait le trajet en sens inverse, quasiment à la même heure ; cette longue étiquette verte et blanche ne pendait alors de la bretelle gauche de son sac à dos ; il n'observait pas non plus les usagers de la même manière, alors, qui comme aujourd'hui se rendaient il ne savait où, à l'école, au travail, et qui faisaient pour lui les témoins idéals de cette incomparable jouissance, de celles qu'il fallait vivre au moins une fois dans sa vie, celle d'apparaître avec un sac de voyage en direction de l'aéroport, à 7 heures du matin, à l'heure d'aller travailler (Cependant, le regard morne de l'homme qui se trouvait alors en face de lui jusqu'à Châtelet refroidit légèrement son excitation. Il se rappelle qu'une vague pitié lui avait fait tourner son regard vers la vitre, une pitié a priori, sans certitude, qu'il pouvait éprouver vis-à-vis de tout humain qu'il croyait trouver en rumination sur l'éternelle précarité de sa condition, en aigre préambule à l'incertitude d'une journée de travail sans passion, rongé par la lente érosion de la routine).
Non, aujourd'hui il se trouve beaucoup moins attentif à ces gens. Il espère ne pas attendre trop longtemps à la gare, que le ciel se dégage, que les boîtes en osier dans son sac n'ont pas trop souffert du trajet.
L'escalator de la gare du Nord suinte également de déjà-vu, quoi qu'il ait déjà emprunté ces lieux en d'autres circonstances, et cette fameuse petite marche jusqu'à la gare de l'Est lui fait bénir la moelleuse imperméabilité de ses chaussures de randonnée. Il perdra vite son beau bronzage, hâle de liberté glané aux grand air mexicain, pour recouvrer ce teint pâle de casanier aux sommeils difficiles.
Le TER se dégage, s'extrait de Paris grisonnant, de sa longue agglomération fumante sous la pluie, tandis que Manuel, bras et jambes croisés, les yeux dans le paysage trempé qui silencieusement peu à peu s'aère et verdit, se peuplant de quelques arbres et d'une vaste monotonie agricole, s'immerge en baillant dans ses lourdes sensations somatiques : crispation crânienne, pression oculaire floutant, dilatant le fil de sa pensée, lente rotation de sa nuque engourdie, picotements courbaturés des mollets aux omoplates, douleur ancestrale de la cinquième lombaire. Crac. L'humidité, peut-être, ou le pressentiment corporel d'un surlendemain difficile. Aurait-il dû garder son joli chapeau de paille brun foncé, cédé à ce joyeux ivrogne du hall d'aéroport dans un élan de désencombrement généreusement irréfléchi ? Vital dans l'aridité de San Luis Potosí, objet de vanité en ces latitudes, il n'aurait dépareillé accroché à la poutre du salon.
La sonnerie du portable de son voisin à l'autre côté du wagon perce le voile noueux de sa torpeur endolorie d'un rythme urbain grésillant ; lui-même se décide à rallumer son téléphone, à re-régler la date et l'heure, à lire les quelques messages accumulés sans encore y répondre. Sa boîte aux lettres sera chargée, le PAC et le Paru-Vendu encastrés dans la fente ; son PC rangé dans son étui, sur le bureau ; sa guitare, abandonnée sur son pied au coin de la pièce principale, vêtue d'une fine couche de poussière sur le haut de la tête et du corps ; son vélo posé à côté de l'entrée, qu'il faudra redescendre dans la cour ; le frigo à rebrancher et à remplir le jour même, si possible.
Pour l'heure, ce sont encore les instructions de l'hôtesse de l'air qui résonnent - dernières bribes d'un autre monde, ou plutôt de l'antichambre d'un autre monde, d'un autre monde pas moins terrestre tantôt épousé, tantôt détesté, tantôt sublimé par l'attisante opacité du regard de l'extranéité, regard de celui qui, se laissant livrer à l'arbitraire de sa situation, dans son privilège dépaysé imposant et légitimant le silence et l'observation, s'abandonne à la volupté inquiète de la soumission à l'inconnu, éternel disciple de la nouveauté à l'intérêt distendu, écartelé à mille points de fuite - dans la seule langue qu'il saisit alors partiellement, l'anglais, cher et laborieux compagnon d'aventure, dont les mots les plus clairs étaient trop peu souvent pour Manuel les plus utiles.
« Please feel free to ask the cabin crew. »
Il ne pense pas encore à ces soixante derniers jours, seule point cette impression diffuse, au milieu de la morne familiarité de ce trajet, de cette plaine exploitée rectilignement, d'un vécu brut, latent, fermentant parmi la suspension sentimentale du dernier trajet de retour, celui qui précède la courte marche troyenne descendant la rue du Général de Gaulle, passant par les Halles, longeant la prison pour remonter la rue de la Cité, puis celle du Révérend-Père Lafra, jusqu'à la porte jaune du numéro 70 aux étiquettes de l'interphone à moitié effacées, en face de l'église Saint Nizier au toit coloré.
Dans la pochette supérieure de son sac, le Lonely Planet, un mini-dictionnaire français/espagnol, le Zarathoustra, tous légèrement écornés, ainsi que le Lovecraft espagnol qu'il avait abandonné dès la deuxième page, à Guadalajara. Nietzsche, son seul esprit de compagnie, l'avait obscurément nourri tout au long de son périple, plus que toutes les discussions qu'il avait pu avoir, sur un certain plan, celui pour lequel, au fond, il était parti. Car s'il a effectivement apprécié et montré une relative curiosité pour la culture des mestizos, et surtout des indiens, le peu qu'il en a perçu, à travers cette fichue barrière de la langue, et la solitude et l'incompréhension conséquentes, se réduit peu ou prou à ce qu'il a déjà lu dans son guide de voyage et dans d'autres ouvrages aussi superficiels. Quant au bilan proprement humain, il ne peut le considérer beaucoup plus riche, et quoiqu'il loue la fervente hospitalité de certains habitants - à laquelle il ne sut rendre, verbalement du moins, le même enthousiasme - ainsi que quelques étonnantes rencontres plus ou moins heureuses, force lui apparaît que la timide frustration qu'il sent depuis quelques jours émerger par intermittence n'est peut-être pas dénuée de fondements.
Son petit carnet de notes, alors, ne recèle certes pas grand chose de ce qu'il aurait voulu découvrir là-bas, ni même de ce qu'il y avait effectivement vu, d'ailleurs. Le rare indicible bafouillé, réduit à sa plus médiocre expression, et la trivialité la moins digne de récit se déployant avec force ratures dans ces pages noircies au gré de ses caprices géographiques, il rit déjà de la puérilité de ces notes, qu'il relit comme on relit des poèmes de jeunesse, avec un tendre dégoût.
Il sait que l'essentiel reste à sentir, à penser, ces trames endormies dans la sourde gestation de sa mémoire, sans pressentir aucunement les couleurs de ce qui se sera décanté au fil des mois, des années. Il ne peut certes se fier à ce lourd sentiment de solitude qu'a toujours privilégiée la fatigue, rançon généreuse de cette étrange conception de la liberté à laquelle il s'est si étroitement liée ces dernières années, qui a vieilli avec lui, qui a pris du caractère, comme lui, qui s'assombrit, comme lui, et particulièrement en cette fin de voyage où dans ce repos ambigu du retour, la mise à l'écart des questions de la finalité de l'aventure, de la suite des événements, et de ce qu'il pourra bien raconter d'intéressant pour son entourage, n'allait pas sans un pénible effort. Il reverra son frère, la poignée de proches qui lui demandera des photos, photos de paysages, de villes, de monuments, de faune et de flore, mais pas de lui, cette fois.
Il ne porte pas cette pointe de flèche autour de son cou, ce joli pendentif rustique acheté dans un boui-boui touristique de Chihuahua, auquel il eût aimé conférer quelque origine sauvage et mystique.
Qu'il s'est subitement éloigné, le temps des fétiches ! Pacotilles népalaises, indiennes, microcosme mercantile aux pieds nus, aux petites mains, exotisme industriel au pouvoir évocateur de souriantes désillusions...
Immobile sur le quai, Manuel se masse la nuque. Le sommeil léger dans lequel le reste du trajet s'est déroulé lui arrache dans sa fuite un long bâillement larmoyant, tandis qu'il entend dans son dos le grondement feutré du train corail s'éloigner en direction de Vendeuvre, de Bar sur Aube...
La matinée bat son plein, gonflée d'humidité sous un ciel clairsemé. Plein d'une fraîcheur nouvelle, dans les premiers moments du retour où le touriste de là-bas se voit brièvement touriste ici-même, touriste de son propre pays natal, ici où il a passé presque toute sa vie, dans ces premiers moments où les liens de la familiarité ne se sont pas encore totalement renoués autour de soi, où l'inventaire affectif, dans le grand hétéroclisme mémoriel d'un aller-retour inter-continental, n'a pas encore été actualisé, il parcourt lentement le chemin vers son domicile, heureux d'être revenu, malheureux de n'être pas resté plus longtemps ; puis au plaisir naïf de déambuler au centre ville avec son sac sur le dos, d'être de retour d'un pays lointain, se mêle au gré de l'ignorance des passants, un trouble assombrissement.
Le soleil de 10 heures tremblote au travers de la petite fenêtre grande ouverte du petit appartement où Manuel se tient maintenant assis sur le clic-clac, à embrasser d'un regard fatigué mais brillant le petit intérieur, ses deux sacs posés devant la table basse. 10 heures, l'heure de faire les courses, en ce samedi, à la supérette du coin.
La pile de factures et de prospectus jetée sur le bureau, le mobilier, la cloche fébrile de l'église qui le rappellent avec une douce langueur à ces jours qui s'annoncent : il reprendra cette vie, cette même vie de présent différé, traversée toujours d'un peu plus de passé.
Il ouvre son sac à dos, commence à en extraire son gilet polaire noir, sa gourde inutile, un sachet de bibelots colorés, sa trousse de toilette, puis un sac de vêtements sales qu'il s'en va vider dans le bac à linge dans la chambre, avant de s'immobiliser devant le tabouret posé près de la lucarne de la pièce, sur lequel gît un jeune aréca desséché.